Le Capital

 

 

Critique de l’économie politique

 

 

 

 

Par

 

 

 

Karl Marx

 

 

 

 

 

 

Premier volume

 

Livre I : Le procès de production du capital

 

 

 

 

 

 

 

Tout droit de traduction réservé

 

 

 

 

 

 

 

Hambourg

 

Éditeur Otto Meissner

 

1867

 

New York : L.W. Schmidt. 24 Barclay-Street.

Préface

 

 

L’ouvrage dont je livre ici au public le premier volume constitue la suite de mon écrit « Contribution à la critique de l’économie politique », publié en 1859. La longue pause intervenue entre ces deux publications est due à une maladie de plusieurs années qui a interrompu mon travail de manière répétée.

 

Le contenu du précédent écrit est résumé dans le premier chapitre de ce volume ; cela ne répondait pas seulement à une exigence de rendre l’enchaînement plus rigoureux et l’ensemble plus complet. L’exposition est améliorée. Dans la mesure où l’état de la question pouvait le permettre, de nombreux points qui n’avaient été qu’évoqués dans la version précédente sont ici développés plus avant, alors que d’autres au contraire qui avaient fait l’objet d’un développement plus poussé n’y sont plus qu’esquissés. Il va de soi que les sections sur l’histoire de la théorie de la valeur et de la monnaie ne font désormais plus du tout partie de l’exposé. Toutefois, ceux qui ont lu mon premier ouvrage trouveront dans les notes du premier chapitre tout un choix de nouvelles sources pour l’histoire de cette théorie.

 

Tout commencement est difficile, et cela vaut pour toutes les sciences. La principale difficulté sera donc de bien comprendre le premier chapitre, et surtout la partie qui contient l’analyse de la marchandise. En ce qui concerne le détail de l’analyse de la substance de la valeur et de la grandeur de valeur, j’en ai désormais vulgarisé l’exposé pour le rendre le plus accessible possible 1. Il en va tout autrement de l’analyse de la forme valeur. Elle est difficile à comprendre, pour cette raison que la dialectique y est beaucoup plus aiguisée que dans le premier exposé. Je conseille donc au lecteur qui n’est pas complètement rompu à la pensée dialectique de sauter tout le passage qui va de la page 15 (ligne 19) jusqu’à la fin de la page 34, pour lire à sa place l’appendice : « La forme valeur » ajouté à la fin de l’ouvrage. Où l’on s’apercevra que la chose est exposée aussi simplement, pour ne pas dire aussi scolairement que le caractère scientifique de sa conception le permet. Après avoir terminé l’appendice, le lecteur peut ensuite reprendre le développement à partir de la page 35.

 

La forme valeur, dont la figure achevée est la forme monnaie, est très simple et quasiment dépourvue de contenu. Et pourtant, il y a plus de 2 000 ans que l’esprit humain cherche en vain à en pénétrer le secret ; alors qu’il a par ailleurs au moins réussi à analyser peu ou prou des formes beaucoup plus complexes et plus riches de contenu. Pourquoi ? Parce que l’organisme développé est plus facile à étudier que la cellule de base. Qui plus est, s’agissant de l’analyse des formes économiques, on ne peut avoir recours ni au microscope ni à des réactifs chimiques. Il faut que la puissance d’abstraction agisse à leur place. Dans le cas de la société bourgeoise, la forme marchandise du produit du travail ou la forme valeur de la marchandise est la forme économique cellulaire ; et pour qui n’a pas été formé à un tel exercice, son analyse semble tourner autour de pures minuties. Dans les faits, il s’agit bien là de minuties, mais elles sont de l’ordre de celles que traite l’anatomie à l’échelle microscopique.

 

À l’exception donc de la section sur la forme valeur, on ne pourra pas faire reproche à ce livre d’être difficile à comprendre. J’entends, naturellement, pour des lecteurs qui désirent apprendre quelque chose de nouveau et donc aussi penser par eux-mêmes.

 

Le physicien qui observe des processus naturels, soit les examine là où ils apparaissent sous leur forme la plus prégnante et la moins brouillée par des interférences gênantes, soit, quand cela est possible, procède à des expériences dans des conditions qui assurent l’intégrité du déroulement du processus en question. Ce que j’ai à étudier dans cet ouvrage, c’est le mode de production capitaliste et les rapports de production et d’échange qui lui correspondent. L’endroit où on les trouve à l’état classique est jusqu’à présent l’Angleterre : c’est la raison pour laquelle j’emprunte à ce pays les principales illustrations de mon développement théorique. Maintenant, si le lecteur allemand devait traiter, à la manière des pharisiens, la situation des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture anglaises par un haussement d’épaules, ou s’il devait réconforter son optimisme en prétendant que les choses sont encore loin d’aller aussi mal en Allemagne, alors il me faut le mettre en garde : De te fabula narratur !

 

Il n’est en rien question ici du degré de développement, plus ou moins poussé, des antagonismes sociaux qui découlent des lois naturelles de la production capitaliste. Il s’agit en fait de ces lois elles-mêmes, de ces tendances qui agissent et s’imposent avec une nécessité de fer. Le pays industriellement plus développé ne fait que montrer au moins développé l’image de son propre futur !

 

Mais laissons cela. Chez nous, partout où la production capitaliste a obtenu plein droit de cité, par exemple dans les fabriques proprement dites, la situation est bien plus mauvaise qu’en Angleterre, parce que le contrepoids des lois sur les fabriques fait défaut. Dans toutes les autres sphères, les causes de notre malheur, comme pour le reste de l’Europe continentale occidentale, relèvent aussi bien du développement de la production capitaliste que de son manque de développement. Aux misères modernes qui nous accablent, s’ajoute le fardeau de toute une série de situations misérables héritées du passé, sécrétées par les rejets végétatifs de modes de production antiques s’obstinant à survivre avec leurs cortèges de rapports sociaux et politiques à contretemps. Comme si les vivants ne suffisaient pas à notre souffrance, il faut que même les morts reviennent nous tourmenter. Le mort saisit le vif !

 

Comparée à celle de l’Angleterre, la statistique sociale en Allemagne et dans le reste de l’Europe continentale occidentale est indigente. Du moins soulève-t-elle le voile juste assez pour laisser deviner une tête de Méduse. Nous serions terrifiés par notre propre situation si, comme en Angleterre, nos gouvernements et nos parlements nommaient des commissions d’enquêtes périodiques sur les relations économiques ; si ces commissions étaient investies du même pouvoir d’investigation qu’en Angleterre sur ce qui se passe vraiment ; s’il arrivait que l’on trouve pour cette mission des hommes aussi compétents, dénués d’esprit partisan et intraitables que les inspecteurs de fabriques de la Grande-Bretagne, que ses rapporteurs médicaux en matière de « Public Health » (Santé publique), et que ses commissaires chargés d’enquêter sur l’exploitation des femmes et des enfants ou sur les conditions de logement et d’alimentation, etc. Persée avait recours à une capuche de brouillard pour poursuivre les monstres. Nous, nous nous enfonçons la capuche jusqu’aux yeux et aux oreilles pour pouvoir réfuter l’existence des monstres.

 

Il ne faut pas ici se bercer d’illusions. De même que la Guerre d’Indépendance américaine du XVIIIe siècle a sonné le tocsin pour rassembler la classe moyenne européenne, la Guerre Civile américaine du XIXe siècle a mis en alerte la classe ouvrière en Europe. En Angleterre, on peut déjà toucher du doigt le processus de bouleversement en cours. À partir d’un certain degré d’intensité, il frappera nécessairement en retour le continent. Il va s’y mouvoir sous des formes plus ou moins brutales, ou plus ou moins humaines, selon le degré de développement atteint par la classe ouvrière elle-même. Au-delà de considérations plus élevées, c’est bien sûr avant tout leur propre intérêt qui commande aux classes actuellement dominantes de faire table rase de toutes les contraintes légalement contrôlables entravant le développement de la classe ouvrière. Voilà pourquoi, entre autres, j’ai fait dans ce volume une place si détaillée à l’histoire, au contenu et aux résultats de la législation anglaise sur les fabriques. Une nation doit et peut apprendre auprès d’autres nations. Même quand une société a repéré la trace de la loi naturelle qui régit son propre mouvement – et c’est la fin ultime de cet ouvrage de dévoiler ici la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni passer outre ni abolir par décret des phases de son développement conformes à sa nature. Elle peut par contre abréger et atténuer les douleurs de l’enfantement.

 

Un mot encore, pour couper court à d’éventuels malentendus. Les figures du capitaliste et du propriétaire foncier, je ne les peins certainement pas en rose. Mais il ne s’agit ici des personnes que pour autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les porteurs d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Moins que tout autre, mon point de vue, qui appréhende le développement de la formation sociale économique comme un processus historique naturel, ne peut rendre l’individu singulier responsable de rapports dont il demeure socialement la créature – aussi haut puisse-t-il d’ailleurs subjectivement s’élever pour s’en affranchir.

 

Quand elle opère sur le terrain de l’économie politique, la libre recherche scientifique ne se heurte pas seulement au genre d’ennemi qu’elle a l’habitude de rencontrer sur tous les autres fronts. La nature particulière de la matière qu’elle traite rameute contre elle sur le champ de bataille les passions les plus violentes, les plus mesquines et les plus détestables du cœur humain : les Furies de l’intérêt privé. La Haute Église d’Angleterre, par exemple, pardonne bien plus facilement une attaque contre 38 de ses 39 articles de foi que contre 1/39 de ses revenus en argent. L’athéisme lui-même n’est plus aujourd’hui qu’une culpa levis, comparé à la critique des rapports de propriété traditionnels. Il y a malgré tout en ce domaine un progrès que l’on ne peut méconnaître. Je renvoie par exemple au Livre bleu publié ces dernières semaines : « Correspondence with Her Majesty’s Missions Abroad, regarding Industrial Questions and Trade’s Unions. » Les représentants à l’étranger de la Couronne anglaise y expriment tout de go l’opinion qu’en Allemagne, en France, bref dans tous les États civilisés du continent européen, un changement radical des relations existantes entre capital et travail est tout aussi perceptible, et tout aussi inéluctable qu’en Angleterre. Dans le même temps et de l’autre côté de l’Océan atlantique, Monsieur Wade, vice-président des États-Unis d’Amérique du Nord, déclare au cours de meetings publics : après l’abolition de l’esclavage, c’est le changement radical des rapports du capital et de la propriété foncière qui passe à l’ordre du jour ! Ce sont là des signes du temps qu’on n’arrivera pas à dissimuler sous des manteaux de pourpre ou de noires soutanes. Ils ne signifient pas que demain sera fait de miracles. Ils montrent comment, même au sein des classes dominantes, commence à poindre le pressentiment que la société actuelle n’est en rien un cristal inaltérable, mais bien plutôt un organisme capable de changer et engagé sans rémission dans le processus qui le pousse à devenir essentiellement autre.

 

Le second volume de cet écrit traitera du procès de circulation du capital (Livre II) et des figures du procès d’ensemble (Livre III), le troisième et dernier volume (livre IV) de l’histoire de la théorie.

 

Tout jugement inspiré par une critique scientifique est pour moi le bienvenu. Face aux préjugés de la soi-disant opinion publique à laquelle je n’ai jamais fait de concessions, je fais mienne, après comme avant, la devise du grand Florentin :

 

Segui il tuo corso, e lascia dir le genti !

 

Londres, 25 juillet 1867.

 

 

Karl Marx




Livre premier

 

Le procès de production du capital

 

Premier chapitre

 

Marchandise et monnaie

 

 

1) La marchandise

 

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une « immense accumulation de marchandises [1] », dont la marchandise singulière est la forme élémentaire. Aussi notre recherche commence-t-elle par l’analyse de la marchandise.

La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait par ses qualités intrinsèques des besoins humains d’espèce quelconque. La nature de ces besoins, qu’ils viennent par exemple de l’estomac ou de l’imagination, ne change rien à l’affaire [2]. Comment cette chose satisfait le besoin humain n’a pas davantage d’importance pour notre analyse : que cela se fasse immédiatement, comme moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production.

Chaque chose utile, comme du fer, du papier, etc., est à considérer sous le double point de vue de la qualité et de la quantité. Chacune de ces choses est un tout doté de nombreuses propriétés ; elle peut donc se révéler utile par divers côtés. La découverte de ces divers côtés, et du coup des multiples manières d’utiliser les choses, est un acte qui scande le cours de l’histoire [3]. Il en va de même de l’invention des mesures sociales pour déterminer la quantité des choses utiles ; la diversité des mesures des marchandises provenant et de la nature diverse de ce qu’il y a à mesurer, et de conventions.

L’utilité d’une chose pour la vie humaine fait de cette chose une valeur d’usage [4]. Pour être bref, appelons la chose utile elle-même, ou le corps de la marchandise –  blé, fer, diamant, etc. – valeur d’usage, bien, article. À l’examen des valeurs d’usage, on présuppose toujours une déterminité quantitative : comme douzaine de montres, aune de toile, tonne de fer, etc. Les valeurs d’usage des marchandises fournissent la matière d’une discipline appropriée, le faire-savoir marchand, dont les publications déclinent les caractères utiles des marchandises pour l’instruction de leur clientèle [5]. La valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. Des valeurs d’usage forment toujours le contenu matériel de la richesse, quelle qu’en soit la forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner ici, elles constituent aussi les supports matériels de la –  valeur d’échange.

La valeur d’échange apparaît tout d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion selon laquelle des valeurs d’usage d’une certaine espèce s’échangent contre des valeurs d’usage d’une autre espèce [6] ; rapport qui varie continuellement avec l’époque et le lieu. La valeur d’échange semble être par conséquent quelque chose de contingent et de purement relatif : ce qui ferait alors d’une valeur d’échange immanente, intérieure à la marchandise (valeur intrinsèque), une contradictio in adjecto [7]. Examinons la chose de plus près.

Une marchandise singulière, un quarteron de froment par exemple, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles. Pour autant, sa valeur d’échange reste inchangée, et ce, quel qu’en soit le mode d’expression, en x cirage, y soie, z or, etc. : il faut donc bien que cette valeur puisse être distinguée de ses divers modes d’expression.

À présent, supposons deux marchandises, du froment et du fer par exemple ; quel que soit leur rapport d’échange, il peut toujours être représenté par une équation posant l’égalité entre un quantum donné de froment et un certain quantum de fer, disons par exemple : 1 quarteron de froment = a quintal de fer. Que signifie cette équation ? Elle signifie que la même valeur existe en deux choses différentes, dans 1 quarteron de froment tout comme dans a quintal de fer. Ces deux choses sont ainsi égales à une troisième qui n’est, ni en-soi ni pour-soi, ni l’une ni l’autre. Il faut donc que chacune de ces deux choses, pour autant qu’elle est valeur d’échange, soit indépendamment de l’autre réductible à cette troisième chose.

Un exemple tout simple emprunté à la géométrie peut nous faire toucher cela du doigt. Pour déterminer et comparer les aires de toutes les figures rectilignes, on décompose chacune de ces figures en triangles. Le triangle lui-même, on le réduit à une expression tout à fait distincte de sa figure visible : le demi-produit de sa base par sa hauteur. Il faut procéder de même avec les valeurs d’échange des marchandises : les réduire en un quelque chose qui leur est commun pour qu’elles puissent alors en exprimer du plus ou du moins.

Le rapport d’échange des marchandises le montre au premier coup d’œil : la substance de la valeur d’échange est quelque chose de complètement indépendant et distinct de l’existence physique et palpable de la marchandise, autrement dit de son existence à l’état de valeur d’usage. Le rapport d’échange est précisément caractérisé par l’abstraction de la valeur d’usage. Cela revient à dire que du point de vue de la valeur d’échange, chaque marchandise est aussi bonne que toute autre, pourvu seulement qu’elle soit présentée en juste proportion [8].

À partir de là, c’est indépendamment de leur rapport d’échange, de la forme sous laquelle elles apparaissent comme valeurs-d’échange, qu’il nous faut reprendre l’examen des marchandises, en les considérant avant tout comme valeurs pures et simples [9].

En tant qu’objets d’usage ou que biens, les marchandises sont des choses corporellement diverses ; à l’opposé, leur être-valeur constitue leur unité. Cette unité ne leur vient pas de la nature, mais de la société. La substance sociale commune, qui ne fait que se représenter diversement en diverses valeurs d’usage, c’est – le travail.

En tant que valeurs, les marchandises ne sont rien d’autre que du travail cristallisé. L’unité de mesure du travail lui-même est le travail moyen simple, dont le caractère varie certes selon les divers pays et époques culturelles, mais tel qu’il se présente dans une société donnée. Du travail plus complexe vaut seulement comme du travail simple élevé à une certaine puissance, ou mieux, comme du travail simple multiplié ; si bien que, par exemple, un plus petit quantum de travail complexe égale un plus grand quantum de travail simple. La manière dont s’opère cette réduction est ici indifférente. Le fait qu’elle s’opère continuellement est ce que montre l’expérience. Une marchandise peut bien être le produit du travail le plus complexe qui soit. Il reste que sa valeur pose son égalité avec le produit de travail simple, et par conséquent ne représente elle-même qu’un quantum déterminé de travail simple.

Une valeur d’usage, un bien, n’a donc une valeur que dans la mesure où du travail y est objectivé ou matérialisé. Comment, maintenant, mesurer la grandeur de sa valeur ? Au moyen du quantum de la « substance formatrice de valeur », du quantum de travail contenu en elle. La quantité du travail elle-même se mesure selon la durée de ce travail, et, à son tour, le temps de travail trouve sa mesure d’après l’échelle des parties déterminées du temps : heure, journée, etc.

Il pourrait sembler que, si la valeur de la marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé au cours de sa production, plus un homme est paresseux ou malhabile plus sa marchandise sera remplie de valeur, puisqu’il utilise plus de temps de travail à sa confection. Mais seul le temps de travail socialement nécessaire compte pour former de la valeur. Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail requis pour fabriquer une quelconque valeur d’usage, dans des conditions données de production socialement normales et à un degré social moyen d’habilité et d’intensité du travail. Par exemple, après l’introduction du tissage à vapeur en Angleterre, il suffit, disons, de moitié moins de travail pour transformer en tissu un quantum donné de fil. Dans les faits, pour le tisserand anglais qui travaille à la main, il faut pour cette transformation, après comme avant, le même temps de travail ; sauf que le produit de son heure individuelle de travail ne représentant plus désormais que la moitié d’une heure de travail social, sa valeur antérieure a chuté de moitié.

C’est donc seulement le quantum de travail socialement nécessaire ou le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d’une valeur d’usage qui détermine sa grandeur de valeur. La marchandise singulière vaut ici généralement, comme exemplaire moyen de son espèce [10]. Par conséquent, des marchandises contenant des quanta de travail de grandeurs égales, ou qui peuvent être fabriquées dans le même temps de travail, ont la même grandeur de valeur. La valeur d’une marchandise se rapporte à celle de toute autre marchandise comme le temps de travail nécessaire à la production de l’une se rapporte au temps de travail nécessaire à la production de l’autre. « En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des masses déterminées de temps de travail coagulé. » [11]

La grandeur de valeur d’une marchandise resterait donc constante si le temps de travail requis pour sa production était, lui aussi, constant. Mais ce temps de travail est soumis aux fluctuations de la force productive du travail, laquelle est déterminée par des circonstances multiples : entre autres par le degré moyen d’habileté des travailleurs, par le niveau de développement de la science et de ses possibilités d’application technologique, par la combinaison sociale du processus de production, par le périmètre d’application et la capacité opératoire des moyens de production et enfin par des interactions naturelles. Prenons quelques exemples : le même quantum de travail se présente dans huit boisseaux de froment lorsque la saison est favorable et dans seulement quatre lorsque la saison est défavorable ; le même quantum de travail fournit plus de métal dans des mines riches que dans des mines pauvres, etc. Les diamants étant rares dans l’écorce terrestre, leur découverte coûte, en moyenne, beaucoup de temps de travail. Il s’ensuit qu’un petit volume de diamants représente beaucoup de travail. Jacob doute que l’or ait jamais payé sa pleine valeur. Et cela est encore plus vrai du diamant. Selon Eschwege, le produit total de quatre-vingts ans d’exploitation des mines de diamant du Brésil n’avait pas encore atteint, en 1823, la valeur du produit moyen d’une année et demie des plantations brésiliennes de sucre ou de café. Avec des mines plus riches, un même quantum de travail serait représenté par plus de diamants, et leur valeur baisserait. Si l’on réussissait, avec peu de travail, à transformer le charbon en diamant, sa valeur pourrait tomber en-dessous de celle de la brique. En général : plus est grande la force productive du travail, plus est petit le temps de travail requis à la fabrication de l’article, plus petite est la masse du travail qui y est cristallisé et plus petite est sa valeur. Et inversement, plus petite est la force productive du travail, plus grand est le temps de travail nécessaire à la fabrication de l’article, et plus grande est sa valeur. La grandeur de la valeur d’une marchandise varie donc directement selon le quantum du travail qui se réalise en elle et en proportion inverse de la force productive de ce travail.

Nous connaissons maintenant la substance de la valeur. C’est le travail. Et nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. Sa forme, qui précisément donne à cette valeur son estampille de valeur-d’échange, reste à analyser. Mais il nous faut d’abord développer plus en détail les déterminations déjà trouvées.

Une chose peut être valeur d’usage sans être valeur d’échange. Tel est le cas si son existence pour l’homme n’est pas médiatisée par du travail. Il en va ainsi de l’air, des terres vierges, des prairies naturelles, des bois sauvages, etc. Une chose peut être utile et produit de travail humain sans être marchandise. Qui par son produit satisfait son propre besoin fabrique, en vérité, de la valeur d’usage, mais pas de la marchandise. Pour produire de la marchandise il faut non seulement produire de la valeur d’usage, mais aussi de la valeur d’usage pour d’autres, de la valeur d’usage sociale. Enfin, aucune chose ne peut être valeur sans être objet d’usage. Si elle est inutile, le travail contenu en elle est, lui aussi, inutile ; il ne compte pas comme travail et ne forme donc aucune valeur.

Primitivement, la marchandise nous était apparue comme une chose à double face : valeur d’usage et valeur d’échange. Un examen plus approfondi va nous montrer que le travail contenu dans la marchandise est, lui aussi, à double face. Ce point est l’épicentre autour duquel gravite l’intelligence de l’économie politique : j’ai été le premier à en développer l’analyse de manière critique [12].

Prenons deux marchandises, disons un habit et dix aunes de toile. Mettons que la première ait une valeur double de celle de l’autre, en sorte que si 10 aunes de toile = W, l’habit = 2 W.

L’habit est une valeur d’usage qui satisfait un besoin particulier. Pour le faire naître, il faut une espèce déterminée d’activité productive finalisée. Celle-ci est déterminée par son but, son mode opératoire, son objet, ses moyens et son résultat. Le travail dont l’utilité se représente ainsi dans la valeur d’usage de son produit ou en ceci que son produit est une valeur d’usage, appelons-le pour simplifier et pour faire bref : travail utile. Sous ce point de vue, il est toujours considéré par rapport à l’effet utile qu’il tend à produire.

De même qu’habit et toile sont des valeurs d’usage qualitativement diverses, les travaux médiatisant leur existence sont qualitativement divers – taille et tissage. Si ces choses n’étaient pas des valeurs d’usage qualitativement diverses, et par conséquent des produits de travaux utiles qualitativement divers, alors elles ne pourraient en aucun cas se faire face en tant que marchandises. De l’habit ne s’échange pas contre de l’habit, une valeur d’usage contre une même valeur d’usage.

Dans l’ensemble des types divers de valeurs d’usage, ou corps de marchandises, apparaît un ensemble de travaux utiles tout aussi multiples et divers par leurs genres, espèces, familles, sous-espèces et variétés – une division sociale du travail. Elle est condition d’existence de la production de marchandises, bien qu’à l’inverse une production de marchandises ne soit pas condition d’existence d’une division sociale du travail. Dans la vieille communauté indienne, le travail est socialement divisé sans que les produits deviennent marchandises. Ou, pour prendre un exemple plus proche, à l’intérieur de chaque fabrique, le travail est systématiquement divisé ; mais cette division-là n’est pas médiatisée par le fait que les travailleurs échangent leurs produits individuels. Seuls les produits autonomes et issus de travaux privés indépendants les uns des autres peuvent se faire face en tant que marchandises.

C’est donc vu : dans la valeur d’usage de toute marchandise se trouve une activité productive déterminée et finalisée, du travail utile. Des valeurs d’usage ne peuvent pas se faire face en tant que marchandises si des travaux utiles qualitativement différents ne se trouvent pas en elles. Dans une société dont les produits prennent en général la forme de marchandises, c’est-à-dire dans une société de producteurs de marchandises, cette différence qualitative des travaux utiles qui sont exécutés indépendamment les uns des autres comme affaires privées de producteurs autonomes se développe en un système aux multiples maillons : une division sociale du travail.

Du reste, l’habit n’a que faire d’être porté par son tailleur ou par le client du tailleur. Dans les deux cas il agit en tant que valeur d’usage. Le rapport entre l’habit et le travail qui le produit n’est pas davantage affecté, ni en soi ni pour soi, par le fait que le travail de tailleur devient une profession particulière, maillon autonome de la division sociale du travail. Là où le besoin de vêtements se faisait sentir, l’homme se les taillait pendant des milliers d’années avant que d’un homme n’ait surgi un tailleur. Mais l’existence d’habit, de toile ou de tout élément de richesse matérielle non donné par la nature a toujours dû être médiatisée par une activité productive finalisée et spéciale, qui assimile des matières naturelles particulières à des besoins humains particuliers. En tant que générateur de valeurs d’usage, en tant que travail utile, le travail est par conséquent condition d’existence des hommes indépendamment de toute forme de société, il est une nécessité naturelle éternelle pour médiatiser les interactions matérielles entre l’homme et la nature, et donc aussi la vie humaine.

Les valeurs d’usage habit, toile, etc., bref les corps des marchandises, sont des combinaisons de deux éléments : matière naturelle et travail. Si l’on fait abstraction de la somme de tous les divers travaux utiles qui se trouvent dans l’habit, dans la toile, etc., on se retrouve toujours alors devant un substrat matériel qui est donné par la nature sans l’intervention des hommes. Dans sa production, l’homme ne peut procéder autrement que ne le fait la nature elle-même, c’est-à-dire qu’il ne peut que modifier les formes des matières [13]. Et plus encore. Jusque dans ce travail de mise en forme, il est continuellement soutenu par des forces naturelles. Le travail n’est donc pas la source unique des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle : comme le dit William Petty, le travail est son père et la terre, sa mère.

Passons maintenant de la marchandise, qui est objet d’usage, à la valeur-marchandise.

 

­[La suite à la prochaine livraison]

 

Rappel : Pour cette édition électronique, les notes sont exclusivement celles de Marx et nous n'avons donc pas eu à modifier leur numérotation. Lorsque Marx n'a pas traduit les citations, nous les avons traduites et mises entre crochets. Tous les caractères en italiques sont ceux de l'original allemand. Les occurrences "en français dans le texte" apparaissent en plus petits caractères.

 

L’original en langue allemande est consultable sur le site, en 3 fichiers : Vorwort , Erstes Kapitel, Anhang (die Werthform).

 

 

édité du mauvais côté, révision 9, 11 septembre  2007                Autres textes disponibles ici



1  Ceci paraissait d’autant plus nécessaire que dans l’ouvrage de F. Lassale contre Schulze-Delitzsch, même la section où l’auteur déclare donner la « quintessence intellectuelle » de mon développement sur ces thèmes recèle des malentendus lourds de sens. En passant. Quand F.Lassalle a emprunté à mes écrits, presque mot pour mot, allant jusqu’à utiliser la terminologie que j’ai créée, et sans mentionner ses sources, la totalité des propositions théoriques générales de ses travaux économiques, par exemple sur le caractère historique du capital , sur les liens qui unissent rapports de production et mode de production etc., etc., il y a tout lieu de penser que cette manière de procéder répondait sans doute à des considérations de propagande. Je ne parle évidemment pas de ses développements dans leurs détails, ni de l’utilisation qu’il en fait : ce n’est en rien mon affaire.

[1] Karl Marx: „Zur Kritik der Politischen Oekonomie.  Berlin 1859“, p. 4.

[2] “ Desire implies want ; it is the appetite of the mind, and as natural as hunger to the body... the greatest number (of things) have their value from supplying the wants of the mind. ” Nicholas Barbon : “ A Discourse of coining the new money lighter, in answer to Mr.Locke’s Considerations etc. London 1696 ”, p. 2, 3. [  « Désir implique besoin. C’est l’appétit de l’esprit, tout aussi naturel que la faim l’est pour le corps... La plupart (des choses) tirent leur valeur de ce qu’elles satisfont les besoins de l’esprit. » ]

[3] “ Things have an intrinsick vertue (c’est chez Barbon la désignation spécifique pour valeur d’usage), wich in all places have the same vertue; as the loadstone to attract iron ”(l. c. p.16).[ « Les choses ont une vertu intrinsèque qui en tout lieu reste la même ; comme celle qu’a l'aimant d’attirer le fer. » ] La propriété qu’a l’aimant d’attirer le fer ne devint utile qu’à partir du moment où, par son intermédiaire, on eut découvert la polarité magnétique.

[4] “ The natural worth of anything consists in its fitness to supply the necessities, or serve the conveniences of human life. ” (John Locke: “ Some Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest. 1691 ” in “ Works edit. Lond. 1777 ” V. II p. 28). [ « La valeur naturelle de toute chose consiste en sa capacité à satisfaire les besoins nécessaires, ou à servir aux commodités de la vie humaine. » ] Au XVIIe siècle, nous trouvons encore fréquemment chez les écrivains anglais  Worth ” pour valeur d’usage et “ Value ” pour valeur d’échange, tout à fait dans l’esprit d’une langue qui se plaît à exprimer la chose immédiate en langue germanique et la chose réfléchie en langue romane.

[5] Dans la société bourgeoise règne la fictio juris que tout homme, en tant qu’acheteur de marchandises, possède une connaissance encyclopédique de l’ensemble des marchandises.

[6] « La valeur consiste dans le rapport d’échange qui se trouve entre telle chose et telle autre, entre telle mesure d’une production et telle mesure d’une autre. » (Le Trosne : « De L’Intérêt Social ». Physiocrates. éd. Daire. Paris 1846. p. 889.)

[7] “ Nothing can have an intrinsick value ” (N. Barbon l. c. p. 16) [ « Rien ne peut avoir une valeur intrinsèque » ] ou, comme le dit Butler :

“ The value of a thing

Is just as much as it will bring. ”

[ « La valeur d’une chose

C’est très exactement ce qu'elle va rapporter. » ]

[8] “ One sort of wares are as good as another, if the value be equal. There is no difference or distinction in things of equal value... One hundred pounds worth of lead or iron, is of as great a value as one hundred pounds worth of silver and gold. ” (N. Barbon l. c. p. 53 u. 7.) [ « Une espèce de marchandises est aussi bonne qu’une autre, si leurs valeurs sont égales. Il n’y a pas de différence ou de distinction dans des choses d’égale valeur... Cent livres sterling en plomb ou en fer font autant en valeur que cent livres sterling en argent ou en or. » ]

[9] Désormais quand nous utiliserons le mot « valeur » sans autre détermination, il s’agira toujours de la valeur d’échange.

[10] « Toutes les productions d’un même genre ne forment proprement qu’une masse, dont le prix se détermine en général et sans égard aux circonstances particulières ». (Le Trosne , l. c. p. 893.)

[11] K. Marx l. c. p. 6.

[12] l. c. p. 12, 13 et passim.

[13] “ Tutti i fenomeni dell’universo, sieno essi prodotti della mano dell’uomo, ovvero delle universali leggi della fisica, non ci danno idea di attuale creazione, ma unicamente di una modificazione della materia.  Accostare e separare sono gli unici elementi che l’ingegno umano ritrova analizando l’idea della riproduzione ; e tanto e riproduzione di valore (valeur d’usage, bien qu’ici Verri, dans sa polémique contre les physiocrates, ne sache pas exactement lui-même de quelle sorte de valeur il parle) e di richezze se la terra, l’aria e l’acqua ne campi si transmutino in grano, come se colla mano dell’uomo il glutine di un insetto si transmuti in velluto, ovvero alcuni pezzeti di metallo si organizzino a formare una ripetizione. ” (Pietro Verri : "Meditazioni sulla Economia Politica" (imprimé pour la première fois en 1773) dans l’édition des économistes italiens de Custodi, Parte Moderna, t. XV p. 22.) [« Tous les phénomènes de l’univers, qu’ils soient produits de la main de l’homme, ou réglés par les lois universelles de la physique, ne nous donnent pas l’idée de création effective, mais uniquement d’une modification de la matière. Réunir et séparer, ce sont les seuls éléments que l’esprit humain recouvre en analysant l’idée de la reproduction ; on est toujours dans le cas d’une reproduction de valeur et de richesses, que la terre, l’air et l’eau se transforment en grain dans les champs, ou qu’avec la main de l’homme la sécrétion d’un insecte se transforme en soie, ou que quelques petites pièces de métal s’organisent pour former une pendule à répétition. »]